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Histoire et Tradition Orale


Djibril Tamsir Niane
Soundjata ou l'épopée mandingue
Paris. Présence africaine. 1960. 212 pages


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Kouroukan-Fougan ou Le Partage du Monde

En sortant de Do, le pays aux dix mille fusils, Soundjata, longeant la vallée du neuve, se rendit à Kà-ba ; toutes les armées convergeaient sur Kà-ba. Fakoli et Tabon Wana rentraient à Kà-ba chargés de butin. Sibi Kamandjan avait devancé Soundjata pour préparer la grande assemblée qui devait se réunir à Kà-ba, ville située dans les terres, du pays de Sibi,

Kà-ba était une petite ville fondée par Niagalin M'Bali Faly, chasseur de Sibi, et par Sounoumba Traoré, un pêcheur. Depuis toujours, Kà-ba appartenait au roi de Sibi. Aujourd'hui on trouve aussi des Keita à Kà-ba, mais les Keita ne sont venus là qu'après Soundjata 1. Kà-ba est situé sur la rive gauche du Djoliba. C'est par Kà-ba que passe la route du vieux Manding.

Au nord de la ville s'étend une vaste clairière : Fougan, c'est là que devait se réunir la grande assemblée. Le roi Kamandjan fit nettoyer toute la clairière, une grande estrade fut préparée. Avant même l'arrivée de Djata les délégations de tous les peuples vaincus s'étaient rendues à Kà-ba ; on construisit à la hâte des cases pour recevoir tout ce monde. Q uand toutes les armées furent réunies, on dut dresser les camps dans la grande plaine située entre le fleuve et la ville. Au jour fixé, les troupes furent disposées sur la vaste place aménagée ; comme à Sibi chaque peuple était réuni autour du Bandari de son roi. Soundjata avait revêtu ses habits de grand roi musulman, Balla Fasséké, grand maître des cérémonies, plaça les alliés autour du grand siège de Djata. Tout était en place : les Sofas, formant un vaste demi-cercle hérissé de lances, se tenaient immobiles. Les délégations de peuples avaient été installées au pied de l'estrade. Un grand silence régnait. Balla Fasséké, à la droite de Soundjata, tenant sa grande lance, s'adressa ainsi à la foule :
— La paix règne aujourd'hui dans tout le pays, qu'il en soit toujours ainsi. — Amina 2, répondit la foule, puis le héraut reprit: — Je vous parle, peuples réunis. A ceux du Manding, je transmets le salut de Maghan Soundjata, salut à ceux de Do, salut à ceux de Tabon, salut à ceux de Wagadou, salut à ceux de Méma, salut à ceux de la tribu de Fakoli, salut aux guerriers Bobos et enfin salut à ceux de Sibi et de Kà-ba. A tous les peuples réunis, Soundjata dit « Salut ».
Qu'on veuille bien m'excuser si j'ai fait quelque omission, je suis ému devant tant de monde rassemblé. Peuples, nous voici, après des années de dures épreuves, réunis autour de notre sauveur, du restaurateur de la paix et de l'ordre. Du levant au couchant, du nord au sud, partout ses armes victorieuses ont installé la paix. Je vous transmets le salut du vainqueur de Soumaoro, Maghan Soundjata, roi du Manding. Mais pour respecter la tradition, je dois d'abord m'adresser à notre hôte à tous, Kamandjan, le roi de Sibi. Kamandjan, roi de Sibi, Djata te salue et te donne la parole.
Kamandjan, qui se trouvait assis près de Soundjata, se leva et descendit de l'estrade ; il monta à cheval et brandit son sabre en criant :
— Je vous salue tous, guerriers du Manding, de Do, de Tabon, de Mema, de Wagadou, de Bobo, de Fakoli...; guerriers, la paix est revenue dans nos foyers, puisse Dieu nous la conserver longtemps. — Amina, répondirent les guerriers et la foule.
Le roi de Sibi poursuivit :
— Sur terre l'homme souffre un temps, mais jamais éternellement. Nous voici au bout de dures épreuves. Nous sommes en paix : Dieu soit loué. Mais cette paix nous la devons à un homme qui, par son courage et sa vaillance, a su conduire nos troupes à la victoire.
Qui de nous, seul, eût osé affronter Soumaoro ? Oui, nous étions tous lâches, combien de fois nous lui avons versé tribut ! L'insolent s'est cru tout permis ! Quelle famille n'a pas été déshonorée par Soumaoro ? Il a enlevé nos filles et nos femmes et nous étions plus lâches que des femmes. Il a poussé l'insolence jusqu'à enlever la femme de son neveu Fakoli ! Nous étions anéantis et humiliés devant nos enfants. Mais c'est a u milieu de tant de calamités que soudain notre destin a changé ; un soleil nouveau s'est levé à l'est. Après la bataille de Tabon nous nous sommes sentis hommes, nous avons compris que Soumaoro était un être humain et non pas l'incarnation du diable, car il n'était plus invincible. Un homme venait à nous, il avait entendu nos gémissements et il venait à notre secours comme un père quand il voit son enfant en pleurs. Cet homme le voici : Maghan Soundjata, l'homme aux deux noms que les devins ont annoncé.
C'est à toi que je m'adresse maintenant, fils de Sogolon, toi le neveu des valeureux guerriers de Do. C'est de toi désormais que je tiendrai mon royaume car je te reconnais comme mon souverain, ma tribu et moi nous nous remettons entre tes mains. Je te salue, chef suprême, je te salue, Fama des Fama 3, je te salue Mansa.

Le hourra qui accueillit ces paroles était si puissant que l'on entendit douze fois l'écho répéter la formidable clameur. Kamandjan, d'une main vigoureuse, planta sa lance en terre devant l'estrade et dit :

— Soundjata, voici ma lance, elle est à toi.

Puis il monta s'asseoir à sa place. Ensuite un à un les douze rois du clair-pays de la savane se levèrent et proclamèrent à leur tour Soundjata, Mansa ; douze lances royales étaient plantées devant l'estrade. Soundjata était devenu empereur. Le vieux Tabala de Niani annonça au monde que les pays de la savane s'étaient donné un roi unique. Quand le Tabala impérial eut cessé de résonner, Balla Fasséké, le grand maître des cérémonies, reprit la parole après les ovations de la foule.

— Soundjata, Maghan Soundjata, roi du Manding, au nom des douze rois du clair-pays, je te salue Mansa.

La foule cria :
— Wassa-Wassa... Ayé.

C'est au milieu de tant de joie que Balla Fasséké créa le grand hymne « Niama » que les griots chantent encore :

Niama, Niama, Niama,
Toi, tu sers d'abri à tout.
Tout, sous toi nient chercher refuge.
Et toi, Niama,
Rien ne te sert d'abri.
Dieu seul te protège 4.
La fête commença, les musiciens de tous les pays étaient là. A tour de rôle chaque peuple vint se produire au pied de l'estrade sous le regard impassible de Soundjata. Puis commencèrent les danses guerrières : les sofas de tous les pays s'étaient alignés sur six rangs dans un grand cliquetis d'arc et de lances entrechoquées. Les chefs de guerre étaient à cheval. Les guerriers faisaient face à la gigantesque estrade ; sur un signal de Balla Fasséké les musiciens, massés à droite de l'estrade, attaquèrent : les lourds tam-tams de guerre rugirent, les bolons lancèrent des notes sourdes tandis que la voix du griot donnait le ton à la foule pour l'hymne à l'arc : les lanciers, avançant comme des hyènes dans la nuit, tenaient leur lance au-dessus de leur tête, les archers de Wagadou et de Tabon, marchant à pas feutrés, semblaient s'embusquer derrière les buissons. Ils se relevaient soudain et décochaient des flèches sur des ennemis fictifs. Devant la grande estrade les Kèlè-Tigui, ou chefs de guerre, faisaient exécuter des pas de danses à leurs chevaux sous le regard de Mansa. Les chevaux hennissaient, se cabraient et, vaincus par les éperons, s'agenouillaient, se relevaient et effectuaient de petites cabrioles ou bien grattaient le sol de leurs sabots.

Le peuple enthousiasmé criait l'hymne à l'arc, battait des mains. Les corps en sueur des guerriers brillaient sous le soleil tandis que le rythme éreintant des tam-tams leur arrachaient des cris stridents. Mais bientôt on fait place à la cavalerie, arme favorite de Djata : les cavaliers de Mema lancent leur sabre en l'air et le rattrapent au vol en poussant de grands cris. Un sourire de contentement se dessina sur les lèvres de Soundjata, il était content de voir sa cavalerie manoeuvrer avec tant de dextérité.

Dans l'après-midi la fête changea d'aspect : elle débuta par le défilé des prisonniers et du butin. Les mains liées au dos et alignés sur trois rangs, les prisonniers Sossos firent leur entrée dans le grand cercle, on leur avait rasé le crâne à tous ; ils tournaient à l'intérieur du cercle et passaient au pied de l'estrade. Les yeux baissés, les pauvres captifs marchaient silencieux, accablés d'injures par la foule délirante. Derrière venaient les rois restés fidèles à Soumaoro et qui n'avaient pas voulu faire leur soumission ; ils avaient aussi le crâne rasé, mais ils étaient à cheval, afin que tout le monde puisse les voir. Enfin, tout à fait derrière, venait Sosso-Balla, qu'on avait placé au milieu des fétiches de son père. Les fétiches avaient été chargés sur des ânes. La foule poussa des grands cris d'horreur à la vue des habitants de la chambre macabre de Soumaoro. On se montrait avec terreur la jarre au serpent, le balafon magique et les hiboux du roi de Sosso Balla. Le fils de Soumaoro, les mains liées, était sur un cheval, il n'osait lever les yeux sur cette foule qui, autrefois, tremblait d'effroi au seul bruit de son père. On entendait dans la foule :
— Chacun son tour, Sosso-Balla, lève un peu la tête, petit effronté.
Ou bien ceci:
— Te doutais-tu qu'un jour tu serais esclave, vil personnage .
— Regarde tes fétiches impuissants, invoque-les donc, fils de sorcier !
Quand Sosso-Balla fut devant l'estrade, Djata eut un mouvement ; il venait de se rappeler la disparition mystérieuse de Soumaoro dans la montagne : il devint sombre. Son griot Balla Fasséké le remarqua. Aussi parla-t-il ainsi :
— Le fils payera pour le père. Soumaoro peut remercier Dieu puisqu'il est déjà mort.

Quand le défilé fut terminé, Balla Fasséké fit taire tout le monde : les Sofas se rangèrent ; les tam-tams se turent.
Soundjata se leva, un silence de cimetière couvrit toute la place. Le Mansa s'avança jusqu'au bord de l'estrade. Alors Soundjata parla en Mansa : seul Balla Fasséké pouvait l'entendre, car un Mansa ne parle pas comme un crieur public.
— Je salue tous les peuples ici réunis.
Et Djata les cita tous ; arrachant de terre la lance de Kamandjan, roi de Sibi, il dit :
— Je te rends ton royaume, roi de Sibi, tu l'as mérité par ta bravoure. Je te connais depuis l'enfance, ta parole est aussi franche que ton coeur est sans détours. Je scelle aujourd'hui à jamais l'alliance des Kamara de Sibi et des Keita du Manding. Que ces deux peuples soient désormais des frères. La terre des Keita sera désormais la terre des Kamara, le bien des Kamara sera désormais le bien des Keita. Que jamais le mensonge n'existe plus entre un Kamara et un Keita. Dans toute l'étendue de mon empire que partout les Kamara soient comme chez eux.

Il remit la lance à Kamandjan et le roi de Sibi se prosterna devant Djata, comme on fait quand un Fama vous honore.

Soundjata prit la lance de Tabon Wana et dit :
— Fran Kamara mon ami, je te rends ton royaume. Qu'à jamais Djallonkés et Maninka soient alliés ; tu m'as accueilli chez toi, que partout dans le Manding les Djallonkés soient reçus en amis. Je te laisse les terres que tu as conquises, tes enfants et les enfants de tes enfants grandiront désormais à la cour de Niani et ils seront traités comme les princes du Manding.

Un à un tous les rois reçurent leur royaume des mains mêmes de Soundjata, chacun s'inclina devant lui comme on s'incline devant un Mansa.

Soundjata prononça tous les interdits qui président encore aux relations entre tribus, à chacun il assigna sa terre, il établit les droits de chaque peuple et il scella l'amitié des peuples :

Aucun peuple ne fut oublié à Kouroukan Fougan, chacun eut sa part au partage : Quand le fils de Sogolon eut fini de distribuer les terres et le pouvoir, se tournant vers Balla Fasséké son griot il dit :
— Quant à toi, Balla Fasséké mon griot, je te fais grand maître des cérémonies ; les Kéita désormais choisiront leur griot dans ta tribu, chez les Kouyaté. Je donne le droit aux Kouyaté de faire des plaisanteries sur toutes les tribus, en particulier sur la tribu royale des Kéita.

Ainsi parla le fils de Sogolon à Kouroukan Fougan. Depuis ce temps sa parole respectée est devenue la loi, la règle pour tous les peuples qui ont été représentés à Kà-ba.

Ainsi, à Kouroukan Fougan, Soundjata avait partagé le monde : il réserva à sa tribu le pays béni de Kita ; mais les Kamara habitants de la région restèrent maîtres de la terre.

Si tu vas à Kà-ba, va voir la clairière de Kouroukan Fougan, tu y verras planté un linké qui perpétue le souvenir de la grande assemblée qui vit le partage du monde.

Notes
1. On croit généralement que Kà-ba (actuelle Kangaba) fut une des plus anciennes résidences des Keita. La tradition locale affirme que les Keita ne s'y sont installés qu'après Soundjata. Kangaba est une fondation des Kamara de Sibi et des Traorés ; les Keita qui s'y installèrent viennent de Niani, il s'agit de deux frères, le plus jeune Bemba Kanda laissa son frère à l'étape de Figuera Koro vint s'installer à Kà-ba et s'allia avec les Kamara. Par la suite plusieurs familles de Kéita vinrent s'y établir.
2. Amina. Amen.
3. Fama des Fama. Roi des rois.
4. Ce chant est l'un des plus célèbres que Balla Fasséké ait créé sur Soundjata. Il traduit l'idée que le fils de Sogolon a été le rempart derrière lequel tout le peuple a trouvé refuge. Dans d'autres chants également attribués à Balla Fasséké on compare constamment Soundjata à Alexandre (cf. l'enregistrement sur disque par Keita Fodéba : Disque « Vogue » L. D. M. 30 082 — Soundjata). J'ai tendance, quant à moi, à attribuer ces chants à des griots du temps de Kankou Moussa (1307-1332). En effet à cette époque, les griots connaissaient beaucoup mieux l'Histoire générale, du moins à travers les écrits arabes et surtout le Koran.


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